Option Finance 25/09/2024
"Dialoguer avec les entreprises pour les faire évoluer sur le plan extra-financier est devenu une pratique incontournable pour tout investisseur qui se veut responsable. Mais après quelques années de montée en puissance, l’heure semble venue de mesurer l’efficacité du dispositif. Une gageure.
A retenir
– Jusqu’à présent, la démarche d’engagement actionnarial des sociétés de gestion était jaugée à l’aune des moyens qui lui étaient dédiés (taille des équipes, nombre d’interactions, etc.).
– Désormais, il faut pouvoir montrer, si possible de manière quantitative et systématique, les résultats obtenus, ce qui s’avère complexe pour une activité où le sur-mesure est privilégié.
C’est un coup de projecteur loin d’être anodin. Le Forum de l’investissement responsable (FIR) a cette année choisi comme thème pour la Semaine de la finance responsable – dont il organise la 25e édition du 25 septembre au 5 octobre – un outil des gérants d’actifs méconnu des épargnants mais devenu, au fil des ans, central dans le dispositif de la finance durable : l’engagement actionnarial. Le principe derrière ce néologisme tout droit venu de l’anglais est simple : on reste au capital des « mauvais élèves » sur le plan extra-financier et l’on dialogue avec eux pour les inciter à mettre fin à leurs pratiques non durables. Ce serait, selon les gérants qui le pratiquent, la manière la plus efficace d’accompagner la transition de l’économie. Meilleure, notamment, que la cession de leurs participations dans des entreprises controversées à d’autres investisseurs moins vertueux qui, eux, ne remettraient pas en question ces pratiques. Mais pour s’assurer que cette théorie ne devienne pas un alibi à l’inaction et se transforme en « greenwashing », encore faut-il pouvoir prouver que ces efforts portent leurs fruits. « Lorsque l’engagement actionnarial est apparu, il y a une dizaine d’années, dire qu’on le pratiquait suffisait à ce que notre démarche soit perçue positivement, se souvient Michael Herskovich, global head of stewardship chez BNP Paribas Asset Management. Aujourd’hui, il s’agit de montrer que notre action change les pratiques des entreprises. » Un exercice nettement plus compliqué.
Une obligation de moyens
Pendant longtemps, en effet, les sociétés de gestion s’en sont tenues à présenter les moyens qu’elles mettaient en œuvre pour mener cette démarche d’engagement actionnarial. Ressources humaines mobilisées, nombre d’entreprises sollicitées, moyens de communication utilisés, description des « processus d’escalade » – cette gradation d’actions entreprises si l’émetteur sollicité ne répond pas positivement aux demandes – sont autant d’informations qui ont trouvé leur place dans les rapports d’engagement et de vote publiés chaque année par un nombre croissant d’entre elles. Les grands donneurs d’ordres continuent d’ailleurs de largement s’appuyer sur ce type de critères pour jauger le sérieux des sociétés de gestion. « Nous avons mis en place un suivi qualitatif pour nous assurer de la sincérité des démarches d’engagement des asset managers auxquels nous déléguons notre gestion, témoigne Pierre Devichi, responsable ISR à l’Erafp. Nous vérifions tout d’abord la cohérence entre la démarche d’engagement et les autres politiques de la société de gestion, puis nous étudions des éléments tangibles comme l’existence d’une équipe dédiée à l’engagement, sa taille, son expérience et les outils techniques à sa disposition. Nous évaluons son niveau de transparence : plus le reporting est exhaustif, plus la démarche d’engagement a de chance d’être authentique. Enfin, nous étudions les actions menées (nombre de contacts, participation à des initiatives collaboratives, dépôts de résolution en assemblée générale, etc.). » Une démarche qui permet de réaliser un premier tri. D’un gérant à l’autre, les pratiques sont en effet très hétérogènes : une étude de l’ONG ShareAction de 2023 a par exemple montré que, si 83 % des 77 asset managers étudiés définissent bien une procédure d’escalade, plus de la moitié d’entre eux ne donnent aucune précision sur les seuils auxquels se déclenche chaque étape, ni sur les conséquences en cas d’échec total (dégradation du score ESG, désinvestissement, etc.). « Ces étapes sont importantes car elles permettent de s’assurer que l’engagement ne se transforme pas en un cycle sans aucun impact sur le monde réel », mettent en garde les auteurs de l’étude.
La généralisation des études de cas
Or c’est bien cet impact réel qui est, in fine, recherché. Ainsi, la description du dispositif mis en œuvre par la société de gestion, si elle était essentielle tant que la démarche d’engagement actionnarial se mettait en place, ne semble plus suffire aujourd’hui. Pour évaluer la qualité du travail, il apparaît désormais indispensable de se pencher aussi sur l’issue des actions menées. Passer d’une obligation de moyens à une obligation de résultat en somme. Depuis quelques années, les sociétés de gestion l’ont bien compris et enrichissent leurs reportings d’exemples concrets, pour lesquels sont décrites la nature des échanges avec certains émetteurs et surtout les réponses obtenues. Toujours selon ShareAction, 88 % des gérants publient ce type d’études de cas, parfois en grand nombre et avec force détails. « Notre rapport d’engagement et de vote pour l’exercice 2023 compte près de 400 pages et présente plus d’une centaine de cas, met en avant Caroline Le Meaux, responsable mondiale de la recherche ESG, de l’engagement et du vote chez Amundi. Il peut s’agir de focus soit sur une entreprise en particulier pour montrer sa dynamique, soit sur une thématique sur laquelle nous dialoguons avec un ensemble d’émetteurs. » Une communication assise sur des éléments concrets qui intéresse les clients institutionnels. « Dans le cadre du suivi des mandats que nous avons accordés, nous demandons deux fois par an aux sociétés de gestion de faire un point sur les principaux résultats de leur politique d’engagement, les exemples présentés étant généralement à leur discrétion », confirme Pierre Devichi. Avec une tentation naturelle, pour les gérants, de mettre avant tout en valeur les histoires les plus flatteuses. « Dans notre rapport, nous présentons aussi des cas où nous n’avons pas obtenu gain de cause, corrige Michael Herskovich. Mais nous anonymisons le plus souvent l’exemple : c’est la relation de confiance que nous arrivons à construire au fil du temps avec l’entreprise qui crée les conditions d’un dialogue fructueux. Le “name & shame” peut s’avérer contre-productif. »
La difficile quantification
Si elles ont le mérite d’incarner de manière plus tangible les efforts des sociétés de gestion, ces études de cas n’en sont pas pour autant des mesures de l’efficacité de l’engagement au sens strict. Pour y parvenir, il faudrait pouvoir systématiquement évaluer si l’intervention de l’asset manager a été une réussite ou un échec. Certains s’y essaient, à l’image d’Amundi qui a calculé qu’en 2023, 40 % des actions d’engagement qui ont pris fin cette année-là ont eu une issue positive, contre 14 % dont le résultat a été jugé négatif et 46 % qui ont été qualifiées de « neutres ». De même pour l’Erafp, qui demande à ses gérants d’autoévaluer leur taux de réussite pour pouvoir ensuite produire un bilan agrégé. Mais beaucoup d’acteurs restent frileux vis-à-vis de ce type de décomptes. « Il est souvent difficile de dire si une action d’engagement est une réussite ou un échec, note Luisa Florez, directrice des recherches en finance responsable chez Ofi Invest Asset Management. Dans le cas d’un dialogue avec une compagnie pétrolière, on peut par exemple estimer que c’est un échec tant que sa stratégie ne s’aligne pas sur l’Accord de Paris, mais on peut aussi constater que notre action a un poids puisque l’entreprise développe des réponses à certaines de nos demandes », comme la publication d’un nouvel indicateur ou la nomination d’un administrateur spécialiste des questions climatiques.
Tout dépend en effet de l’objectif que la société de gestion se fixe au départ : plus celui-ci est précis et chiffré, plus ce suivi systématique des résultats sera facilité. « Il va nous falloir formaliser davantage les demandes et expliciter les attentes, en introduisant des indicateurs quantitatifs dont on pourra ensuite dire s’ils ont ou non été atteints », reconnaît Luisa Florez. Ce qui n’est pas adapté à toutes les thématiques d’engagement. « Certains sujets se prêtent bien à la quantification : pour la promotion de la parité, on peut par exemple fixer aux entreprises un seuil minimum de 40 % de femmes au conseil d’administration, observe Michael Herskovich. Mais pour d’autres, comme la question de la rémunération du dirigeant, l’enjeu est trop complexe pour être capté de manière directe par un indicateur chiffré. » Le délai laissé à l’entreprise est également un paramètre essentiel. « Les entreprises sont des systèmes complexes et le changement peut prendre du temps, rappelle Caroline Le Meaux. Il ne serait pas réaliste et donc peu efficace de demander à une entreprise d’être alignée sur un scénario 1,5 °C en trois ans. Nous traduisons donc ces objectifs de long terme en objectifs de plus court terme, précis et adaptés à l’entreprise, assortis d’un délai indicatif pour les atteindre. » Le contexte macroéconomique et politique dans lequel les actions d’engagement sont menées doit enfin être pris en compte dans cette approche quantitative. « L’investisseur responsable peut parfois faire face à des vents contraires : il peut devoir répondre à des attentes de clients qui n’ont pas la même vision que lui ou composer avec une réglementation qui n’inciterait pas à la transformation des modèles d’affaires, souligne Marie Marchais, responsable de la plateforme d’engagement du FIR. L’engagement actionnarial ne se résume pas à un échange entre deux types d’acteurs. »
A la recherche de mesures plus sophistiquées
La recherche académique, elle aussi, bute sur cet écueil de l’évaluation des réussites et des échecs. « L’engagement actionnarial permet de modifier les structures de pouvoir au sein de l’organisation, notamment en donnant de la visibilité à des acteurs internes et en leur permettant de pousser l’exécutif à se poser des questions : ce genre de changement est bien réel mais il reste difficile à quantifier », reconnaît Jean-Pascal Gond, professeur de RSE au sein de la Bayes Business School à Londres. Ce qui incite certains chercheurs à remettre en question la légitimité même de la démarche, notamment par rapport à des alternatives plus radicales comme le désinvestissement. « L’affirmation selon laquelle les preuves scientifiques favorisent de manière décisive l’engagement actionnarial par rapport à l’allocation du capital en tant que manière, pour les investisseurs, d’avoir un impact, ne peut être soutenue par un examen impartial des preuves théoriques et empiriques », tranche Frédéric Ducoulombier, directeur de l’Edhec-Risk Climate Impact Institute, qui reconnaît que ce déficit de preuves est en partie dû à une absence de données de qualité sur les engagements. De fait, le chantier méthodologique continue. « Un groupe de travail du FIR cherche actuellement à proposer une mesure plus sophistiquée du succès d’une démarche d’engagement, indique Jean-Pascal Gond. Plutôt que de s’en tenir à regarder si une demande précise d’un investisseur a bien été mise en œuvre par une entreprise dans les délais impartis, nous voulons réussir à évaluer la démarche d’engagement dans une logique de continuité. Par exemple, on a constaté qu’une entreprise peut adopter une première réaction défensive au début, avant de devenir plus constructive au fil des actions suivantes : c’est cette évaluation tout au long du process qu’il serait intéressant de capter. »
Certains professionnels estiment qu’il faut même aller un cran plus loin dans la mesure de l’efficacité de l’engagement, en s’assurant que l’investisseur joue bien un rôle crucial dans le changement de l’entreprise. « Il s’agit de prouver que notre action a eu une “additionnalité” », expliquait à Option Finance en octobre dernier François Humbert, engagement lead manager chez Generali Insurance Asset Management (lire Option Finance du 23 octobre 2023). En clair, ne pas se contenter de constater que, suite à une action engagée par un investisseur, l’entreprise a fait évoluer ses pratiques, mais prouver que, sans lui, le changement n’aurait pas eu lieu. Une approche intéressante sur le plan théorique mais irréaliste dans les faits pour beaucoup de praticiens : pour prouver sa valeur ajoutée, l’investisseur doit obtenir de l’entreprise une reconnaissance écrite du rôle qu’il a joué. Quelques pétroliers, mais aussi Bayer ou plus récemment Rio Tinto, se sont déjà prêtés à l’exercice. Mais ce dernier s’avère très chronophage. « Nous préférons déployer notre énergie à dialoguer avec davantage d’entreprises », balaie l’un d’eux. D’autant qu’une telle approche peut conduire à minimiser le rôle joué par d’autres parties prenantes qu’il s’agisse des ONG, des clients, du régulateur, etc. « L’entreprise pouvait aussi vouloir elle-même le changement demandé, ajoute un autre. Il faut faire preuve d’humilité et de prudence dans ce genre de démarche. » Quitte à ne pas totalement dissiper les accusations de « greenwashing » et à laisser le grand public dans l’ignorance de ce qui se joue en coulisses.
Une pratique à mieux encadrer ?
La réglementation européenne en matière de finance durable est jusqu’ici restée très discrète lorsqu’il s’agit d’engagement actionnarial. « La directive sur le droit des actionnaires de 2017 impose aux sociétés de gestion de publier une politique et un rapport d’engagement et de vote en assemblée générale, indique Marie Marchais, du FIR. Mais elle reste peu prescriptive quant au contenu. » Ainsi, les acteurs qui souhaitent inscrire leur démarche dans des standards de Place tendent à se tourner vers les bonnes pratiques édictées dans d’autres juridictions. « Nous appliquons en particulier le Stewardship Code du Financial Reporting Council britannique », indique Caroline Le Meaux, chez Amundi. Ce dernier, dont la première édition remonte à 2010, a été profondément revu en 2019 pour mieux intégrer les questions environnementales et sociales.
L’initiative britannique ne laisse pas indifférent les autorités d’Europe continentale. Dans un rapport publié cet été, l’ESMA s’est ainsi dite en faveur de la mise en place, au niveau européen, d’un code de bonnes pratiques qui s’appliquerait, sur la base du volontariat, aux gestionnaires d’actifs et aux investisseurs institutionnels, mais aussi aux fournisseurs d’indices. « Une réglementation sur l’engagement devrait au minimum exiger une transparence ex ante des acteurs sur leurs objectifs, leurs politiques et les moyens alloués, mais aussi, ex post, sur les résultats constatés, commente Frédéric Ducoulombier, à l’Edhec-Risk Climate Impact Institute. La publicité et la standardisation de ces informations permettraient de clarifier ce que les acteurs entendent par engagement et son impact, afin à terme de mieux tester les liens de cause à effet. »
La France est même allée un cran plus loin dans ses demandes, du moins pour une partie du marché. Ainsi, le nouveau référentiel du label ISR validé par Bercy en fin d’année dernière comprend un chapitre très détaillé dédié aux pratiques d’engagement actionnarial. Par exemple, les émetteurs les plus mal notés sur le plan ESG au sein d’un portefeuille labellisé devront faire l’objet d’une action d’engagement qui ne pourra durer plus de trois ans. Sans amélioration dans ce délai, le gérant devra sortir le titre concerné. « Avec la nouvelle version du label ISR, l’engagement est désormais lié à un acte de gestion : si la note se dégrade, il faut faire de l’engagement et s’il n’aboutit pas au bout de trois ans, il faut vendre, résume Luisa Florez, chez Ofi Invest. Les sociétés de gestion vont devoir davantage structurer leur approche d’engagement en introduisant davantage d’éléments quantitatifs. »
Dernier signe que la thématique remonte aussi dans l’agenda du régulateur, l’AMF a annoncé au début de l’été qu’elle allait mener dans les mois qui viennent un contrôle « spot » dédié aux politiques de vote et d’engagement actionnarial"
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Engagement actionnarial : la gestion d’actifs en quête de preuves