La finance durable fait-elle vraiment fuir les pétroliers européens ?

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Option Finance 20/06/2024

Option Finance

"Shell et TotalEnergies examinent l’opportunité d’une cotation principale aux Etats-Unis. Une réponse à la frilosité des actionnaires européens de plus en plus sensibles aux considérations ESG. Si, à ce stade, le divorce n’apparaît pas inéluctable, le flou domine quant à la capacité de ces acteurs de se financer durablement de ce côté-ci de l’Atlantique.

Points clés

- Les multiples de valorisation des Européens TotalEnergies, Shell et BP sont entre 30 et 40% inférieurs à ceux des américains ExxonMobil et Chevron.

- L'essor de la finance durable a contribué à cette sous-valorisation, mais l'enjeu est surtout celui des désinvestissements à venir, sous pression de la réglementation.

- Certains gérants font entrer les impératifs liés à l'autonomie stratégique et européenne dans l'équation, mais leurs réponses varient.

 

Question simple, réponse hautement délicate. En révélant, fin avril, que TotalEnergies s’interrogeait sur l’opportunité d’une cotation primaire à New York – et non pas sous forme d’ADR (American depositary receipt) comme aujourd’hui –, son PDG Patrick Pouyanné a soulevé une vive polémique dans l’Hexagone et surtout posé une vraie question : l’essor de l’investissement responsable en Europe encourage-t-il les acteurs du secteur des énergies fossiles à quitter le Vieux Continent au profit d’une Amérique jugée plus accueillante ? Pour Patrick Pouyanné, le lien est clair : « du fait notamment du poids des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) en Europe, la base d’actionnaires européens de TotalEnergies diminue (…) alors que les actionnaires américains achètent TotalEnergies », a déclaré le dirigeant devant le Sénat, le 29 avril. Dans une interview accordée le 23 mai au Figaro, il n’hésite pas à parler du « dogme anti-fossile » en faveur duquel la France aurait arbitré en imposant aux fonds bénéficiant du label ISR d’Etat d’exclure le secteur pétro-gazier. Avec un corollaire : la sous-valorisation de TotalEnergies par rapport à ses pairs américains. Le diagnostic dépasse d’ailleurs les frontières françaises : Shell aussi envisage une cotation primaire aux Etats-Unis pour pallier le désintérêt des investisseurs européens.

Une frilosité qui s’accentue

Les chiffres sont, de fait, éloquents. Le ratio du cours de l’action rapporté aux bénéfices attendus pour 2024 plafonne à 6,7 pour TotalEnergies, 8,6 pour ExxonMobil et 12 pour Chevron - auquel Patrick Pouyanné compare souvent TotalEnergies. Le rôle que joue la finance durable dans cette sous-valorisation est toutefois questionnée. "Elle est la conséquence de l'attractivité du marché américain, fait valoir Adrien Dumas, directeur des investissements de Mandarine Gestion. Les trois quarts des flux financiers mondiaux sont maîtrisés par des investisseurs américains qui, lorsqu'ils ont peur, rapatrient leurs capitaux chez eux : par nature, les marchés américains sont moins volatils et donc un peu plus chers. La notion de "vert " joue peu." (...)

(...) Le régulateur européen a été un aiguillon majeur de ce mouvement notamment dans le monde de la gestion collective avec la réglementation SFDR : en exigeant des asset managers qu'ils s'engagent au niveau de leurs fonds, sur un niveau minimum d'investissements durables, ou alignés sur la taxonomie environnementale, Bruxelles a poussé les gérants à limiter leurs allocations au secteur. Sans compter les incitations à piloter l'empreinte carbone des portefeuilles, qui desservent un secteur aussi émissif que celui du pétrole, surtout si l'on tient compte des émissions sur l'ensemble de la chaîne de la valeur (Scope 3) : quelque 650 fonds parmi les 4000 estampillés "durables" suivis par les analystes de Morningstar ont désormais un objectif de réduction des émissions, trois fois plus que fin 2022.

Un effet sur le coût du capital

L'impact de ces politiques d'investissement sur la capacité de financement des entreprises du secteur pétrolier est difficile à mesurer précisément, étant donné la multiplicité des facteurs en jeu. D'autant que sur le marché secondaire, lorsqu'un investisseur vend son action, un autre l'achète, ce qui limite la pression à la baisse sur le cours du titre. Néanmoins, la recherche académique tend à valider l'hypothèse d'un impact. "Les travaux théoriques font le lien explicite entre le développement de l'investissement verts d'un côté et l'évolution du coût du capital et/ou de l'activité des industries polluantes de l'autre, et les résultats empiriques sont cohérents avec les prédictions des modèles" note Frédéric Ducoulombier, directeur de Climate Impact Institute. L'effet ne serait toutefois pas mécanique et semble dépendre de l'état d'esprit général de la population. "Une étude récente indique qu'une plus grande conscience environnementale au niveau d'un pays se traduit par une pénalisation plus marquée des entreprises à fortes émissions cotées en Bourse, c'est-à-dire par une baisse plus importante du multiple de capitalisation (PER)", poursuit Frédéric Ducoulombier. (...)

(...) l'autorité européenne des marchés financiers, l'ESMA, s'apprête à imposer aux fonds dont le nom comprend les mots "environnement", "durable" ou encore "impact" d'exclure les énergies fossiles. (...) selon Morningstar, 1 600 fonds ainsi présentés comme ESG seraient amenés soit à changer de nom, soit à désinvestir du pétrole et du gaz. (...)"

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