Normes européennes : "Les attaques d’Emmanuel Faber sont de faible qualité"

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L'Express 23/10/2023

L'Express

"(...) L’ex-patron de Danone a fustigé dans une tribune l’approche européenne en matière de comptabilité extra-financière. Chercheur à l’Edhec, Frédéric Ducoulombier réfute ses arguments.

L’Express : En quoi la vision d’Emmanuel Faber, président de l’ISSB, et celle des Européens, tenants de la double matérialité, s’opposent-elles ?

Frédéric Ducoulombier : Emmanuel Faber s’inscrit dans la perspective d’une matérialité financière, concept comptable qui veut qu’une information doit être publiée si elle est susceptible d’influencer les décisions financières des investisseurs et des créanciers actuels, ou potentiels. Ce qui n’implique pas nécessairement de négliger les facteurs environnementaux ou sociaux. La double matérialité ajoute la prise en compte des besoins d’une multiplicité de parties prenantes pouvant être affectées par les activités de l’entreprise, quel que soit leur impact financier pour l’entreprise. C’est l’approche retenue en Europe au travers des ESRS, les normes européennes d’information en matière de durabilité. Celles-ci exigent la transparence des risques et opportunités financières, comme dans le cadre ISSB, mais aussi la transparence des impacts environnementaux et sociaux.

Dans sa tribune publiée dans Le Monde, Emmanuel Faber a qualifié de "simpliste" la vision européenne. Qu’en pensez-vous ?

Cette diatribe est intervenue à un moment où le texte était en phase d’observation au Parlement européen. Elle s’inscrit dans une offensive globale contre les ambitions en matière de développement durable de l’Europe. Je l’ai trouvée virulente. Il est intéressant qu’Emmanuel Faber l’ait présentée comme une offre de paix. Il est difficile de qualifier de simpliste une approche qui englobe et développe celle de l’ISSB. Ses attaques sont de faible qualité.

Son texte identifie les trois "illusions" des défenseurs de la double matérialité. La première serait que les informations non économiques puissent avoir un impact sur les marchés financiers. Or, affirme Emmanuel Faber, "il n’y a pas de dénominateur commun des préoccupations, et donc pas de matérialité stable, mais seulement une myriade d’utilisations parcellaires de l’information, dont l’impact est infime en comparaison de la puissance de la matérialité qui dirige les flux des marchés financiers." Il serait donc inutile de communiquer sur ces sujets au prétexte qu’ils sont sans effet ?

En termes de comptabilité, ce qui est "matériel" financièrement n’est pas la réaction des marchés, mais l’utilité de l’information pour la prise de décision d’un investisseur raisonnable. D’ailleurs, les marchés ne répondent pas forcément immédiatement et correctement aux informations pertinentes. Surtout, les acteurs économiques se sont en réalité toujours intéressés aux questions non financières. Ainsi, certains problèmes d’ordre éthique, social ou environnemental peuvent peser financièrement. Et ce qui est non financier peut le devenir. Les scandales jouent souvent un rôle remarquable dans les transitions accélérées. Regardez le groupe pharmaceutique Purdue Pharma poussé à la faillite par ses méthodes de vente d’opiacés aux Etats-Unis, ou les déboires des maisons de retraite Orpea en France.

Deuxième illusion, celle de croire possible une "comptabilisation exhaustive des impacts d’une entreprise". Une aspiration "irréaliste", comme la qualifie Emmanuel Faber ?

Il n’est nullement question d’exiger "des millions de points de référence de bioéquilibres en données GPS" comme il voudrait le faire croire, mais seulement la divulgation des impacts matériels pertinents pour les parties prenantes. Certes, un millier d’indicateurs ont été standardisés. Mais le texte final des ESRS prévoit que l’entreprise puisse décider elle-même de l’importance de chaque thème au regard de son activité, et de communiquer ou non dessus.

Cette souplesse est d’ailleurs une concession par rapport au projet initial. Les contempteurs de cette directive européenne ont marqué un point ?

Il y avait déjà eu d’importantes concessions puisque le projet initial comptait le double d’indicateurs. La version revue par la Commission s’était alignée sur les informations indispensables aux participants de marché et aux objectifs politiques clefs de l’Union. La consultation ouverte par la Commission européenne, cet été, a suscité plus de 600 contributions, dont celles des principales associations d’investisseurs, des grands gestionnaires d’actifs, de représentants de la société civile, qui ont insisté pour que la publication de tous ces indicateurs soit obligatoire. Mais les utilisateurs n’ont pas été écoutés. Avec une exception, pour la partie climat : les entreprises qui affirment que le changement climatique n’est pas matériel pour elles devront publier une justification.

Le président de l’ISSB ajoute que ces nouvelles normes ne permettront pas de respecter l’accord de Paris sur le climat et qu’elles ne sauraient "occulter le besoin d’ambition politique pour la transition". Un troisième argument qui fait mouche ?

C’est vrai en théorie – il serait naïf de se reposer sur la publication d’informations pour assurer la transition, que l’on travaille avec la matérialité simple de l’ISSB ou la matérialité double des ESRS. Sauf que ces normes ESRS s’inscrivent dans le cadre du Pacte Vert européen, qui comprend des réformes ambitieuses en matière économique, sociale, de droits humains… Cette obligation de transparence ne remplace pas l’action publique, elle l’accompagne. L’information est utilisée par les investisseurs pour modifier leurs allocations d’actifs sur des bases financières ou autres, elle facilite le travail de ceux qui défendent des changements réglementaires et l’évolution des mentalités dans la société civile, y compris en matière de consommation ou de marché du travail.

Malgré tout, avez-vous des points d’accord avec Emmanuel Faber ?

Je le rejoins pour affirmer qu’il faut avant tout des politiques ambitieuses en matière environnementale et sociale, et pour reconnaître que les marchés peuvent être les alliés de la puissance publique dans la transition à condition de donner aux entreprises et aux investisseurs des signaux clairs, dont un calendrier crédible de mise en œuvre. Pour autant, il n’est pas nécessaire de s’inscrire dans une vision absolutiste et fondamentaliste des marchés ou de mettre sous le boisseau des informations clefs pour le suivi des politiques, la protection des personnes et des écosystèmes, et le débat démocratique.

Les entreprises font pression depuis des mois contre ce texte, se disant inquiètes de l’ampleur de la tâche. Cette crainte est-elle fondée ?

L’exercice est exigeant mais ces normes ne s’appliqueront, à terme, qu’à près de 50 000 entreprises présentes en Europe. Un chiffre à mettre en regard des quelque 25 millions d’entreprises européennes ! Environ 12 000 d’entre elles sont déjà soumises à des obligations de reporting extra-financier, et appelaient d’ailleurs de leurs vœux une harmonisation, pour réduire le coût de réponse aux multiples sollicitations des agences de notation et d’autres organismes. Ce texte touche donc une infime minorité d’entreprises. Les appels à protéger les PME sont d’une mauvaise foi patente. Les seules PME touchées directement sont celles qui sont cotées et leurs obligations seront proportionnées.

Une quarantaine de sociétés allemandes ont écrit publiquement au ministre des Finances pour exiger l’abandon de la double matérialité. Parmi elles, beaucoup de grandes entreprises d’industries polluantes qui ne ressortiront pas gagnantes de cet effort de transparence. Les champions verts de demain sont moins audibles, car ils sont encore petits et ne peuvent déployer la même activité d’influence. (...)" 

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