La Correspondance économique15/07/2024
"Le 1er juillet, l'agence de notation américaine Moody's annonçait abandonner son activité de notation ESG (les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance pour apprécier les performances et risques extra-financiers d'une entreprise) pour nouer un "partenariat stratégique" avec le fournisseur d'indice MSCI. "Avec l'accès aux données de MSCI, Moody's a l'intention de faire migrer à terme ses données et notes ESG existantes pour offrir le contenu de durabilité de MSCI à travers une gamme de solutions au service des clients de Moody's dans les secteurs de la banque, de l'assurance et de l'entreprise", expliquait un communiqué ce jour-là.
La nouvelle, symbolique, affecte plusieurs pans de la finance durable et en premier lieu la notation européenne, puisque la décision de Moody's acte la fin d'une activité acquise en rachetant le français Vigeo en 2019. A l'époque, cet alliage de deux pionniers européens de l'investissement socialement responsable dirigé par Mme Nicole NOTAT avait quitté le Vieux Continent en "regrettant" qu'aucun acteur européen n'ait pu appuyer son développement.
Cinq ans plus tard, cette séparation porte un coup aux principes européens de notation affichés par Vigeo, en particulier celui de la double matérialité, alliant les dimensions financières et d'impact. A l'instar de l'ensemble du secteur financier anglo-saxon, MSCI propose au contraire une offre "résolument dirigée vers la matérialité financière" et "centrée sur les investisseurs", souligne M. Frédéric DUCOULOMBIER, directeur du centre de recherche EDHEC-Risk Climate Impact Institut et ancien directeur du département ESG du fournisseur d'indices Scientific Beta, aujourd'hui propriété de la Bourse de Singapore (SGX). "Alors que l'Europe résiste aux assauts géopolitiques et aux groupes de pression liés aux industries les plus écocides en préservant la double matérialité dans sa réglementation, la disparition du pionnier de la matérialité d'impact peut inquiéter", affirme-t-il, plaidant pour une réaffirmation des obligations réglementaires imposées aux acteurs financiers.
En outre, les acteurs européens ne voient pas d'un bon œil ce rapprochement qui concentre le marché entre quelques grandes entreprises nord-américaines (MSCI, Morningstar, S&P Global) et britanniques (LSEG/FTSE-Russell), même s'il étonne moins chez certains qui soupçonnent l'arrivée d'une nouvelle réglementation européenne d'avoir en partie motivé la décision de Moody's. Un texte européen à paraître cet automne ressert les exigences en matière de notation extra-financière, instaurant notamment une plus grande transparence sur les méthodologies des agences - sans les standardiser, car la tâche serait d'une trop grande complexité. En effet, comment fixer une méthode unique pour recueillir les émissions de dioxyde de carbone ou les politiques d'égalité hommes-femmes au sein de différentes entreprises ?
Une demande pour un acteur européen fort
"L'objectif est de sortir de la boîte noire", illustre Mme Julia HAAKE, ancienne responsable de la stratégie de marché au sein du département ESG de Moody's et actuelle directrice de l'agence de notation ESG d'Ethifinance, l'une des plus importantes agences européennes. "On s'attendait à ce que la règlementation ait des effets sur l'échiquier mondial" et "que des acteurs décident d'arrêter les scores pour éviter d'être réglementé", indique Mme HAAKE. "Mais le fait que ce soit MSCI qui se consolide est plutôt décevant, parce que ça renforce un acteur qui était déjà numéro un du marché". Le fournisseur d'indices, déjà leader, saisit près d'un tiers des parts de marché avec le retrait de Moody's.
Par ailleurs, ce dernier aurait pu prendre cette décision sur la base de bien d'autres facteurs. De l'autre côté de l'Atlantique, la finance durable fait face à un puissant mouvement "anti-ESG", qui pourrait s'accentuer avec le retour de M. Donald TRUMP à la Maison-Blanche. La concurrence et la complexité de l'élaboration de notes ESG, couplée à une moindre demande de la part des gestionnaires d'actifs prompts à développer leurs propres notations à partir des données fournies, dressent des barrières grandissantes à l'entrée de ce marché, rendant même la tâche compliquée pour des acteurs comme Moody's. A l'image de la notation de crédit, seules des firmes consolidées, couvrant un vaste nombre d'émetteurs, pourraient sortir gagnant d'un modèle économique peu évident à trouver.
Les agences européennes telles que Ethifinance pourront-elles trouver leur place ? Depuis l'annonce de Moody's, Mme HAAKE assure recevoir des appels d'investisseurs : "on note une réelle envie de travailler avec les acteurs européens" et "une demande pour un acteur européen fort", confie-t-elle, la proximité et la souveraineté jouant sur ces volontés de rapprochement. Ethifinance s'était spécialisé dans la notation et l'analyse des petites et moyennes entreprises. "A terme, si on veut grandir et faire face à cet oligopole, il va falloir qu'on note davantage de grandes entreprises, y compris au niveau mondial", estime Mme HAAKE. La directive CSRD (corporate sustainability responsibility directive), obligeant les entreprises à communiquer un certain nombre de données extra-financières, devrait doper ses activités.
"Les marchés créés par les obligations réglementaires européennes profitent à des entreprises extra-européennes et avec cet accord entre Moody's et MSCI, un nombre significatif d'analystes sur zone ont perdu leur emploi, commente M. DUCOULOMBIER. Espérons que les nouveaux fournisseurs qui se sont développés autour de niches y verront une opportunité de développer une gamme plus large de produits ; mais entrer en concurrence directe avec un oligopole qui se renforce à l'occasion de cette opération, n'est pas forcément un chemin stratégique qui fait sens." Pour l'heure, le marché européen voit surtout émerger de jeunes pousses, très spécialisées, que ce soit dans les données, les plateformes, en utilisant l'intelligence artificielle, ou en développant des plateformes, le tout à destination des investisseurs... et des agences."
Copyright La correspondance économique
Link
Un partenariat aux Etats-Unis bouscule la notation ESG européenne